Le 28 janvier 2020, le troisième cycle de l’Examen périodique universel de la Turquie a eu lieu devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève. L’événement fait partie d’un mécanisme unique permettant la mise en avant du bilan en matière des droits humains de chaque membre de l’ONU tous les cinq ans.
« Mon pays est préoccupé par une détérioration [en Turquie] en matière des droits humains et des libertés », a affirmé Geert Muylle, le représentant permanent de la Belgique lors de sa prise de parole.
L’ambassadeur Muylle a ensuite prononcé les recommandations de la Belgique, notamment « garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire en modifiant la législation, afin que la nomination du pouvoir judiciaire respecte au mieux les principes d’indépendance et d’impartialité. »
Cependant, ce n’était pas la première fois que la Belgique a soulevé la question au sein de l’ONU. Lors du dernier Examen de la Turquie, qui s’est tenu en janvier 2015, la Belgique a adressé au gouvernement turc une série de questions préalables dans lesquelles elle lui demandait ce qu’il faisait pour garantir l’indépendance et l’impartialité de son pouvoir judiciaire ainsi que pour la « formation des juges dans le domaine des droits humains. »
Lors de l’Examen de 2020, le gouvernement belge n’était pas le seul à en discuter publiquement dans le monde occidental. Au moins six autres membres de l’Union européenne ; ainsi que les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et la Norvège ont tous dirigé vers la Turquie des recommandations concernant la séparation des pouvoirs et l’indépendance judiciaire.
Alors pourquoi cet intérêt soutenu et répandu ?
Pour le comprendre, il y a intérêt à passer en revue les dernières cinq années. Depuis le dernier examen de la Turquie, le pays a subi une tentative de coup d’État en juillet 2016 suivie par un état d’urgence de deux ans.
À la suite du coup vaincu, le président Recep Tayyip Erdogan l’a décrit comme « un don de Dieu ». Des membres de son parti au pouvoir affirmeraient plus tard que l’état d’urgence avait permis à leur gouvernement de faire les choses qu’ils visaient depuis longtemps.
La réponse brutale du gouvernement turc au putsch manqué a suscité de nombreuses critiques à travers la communauté internationale, à tel point que certains l’ont accusé d’utiliser la tentative comme prétexte afin de réprimer toute opposition.
S’il n’est pas facile de dresser dans un seul article un bilan exhaustif de la purge poursuivie par les autorités turques depuis plus de trois ans et demi, nous pouvons essayer de le résumer en quelques chiffres.
Plus d’un demi-million de personnes ont fait l’objet des enquêtes judiciaires ou administratives pour des liens présumés avec le mouvement Gülen que le gouvernement qualifie d « organisation terroriste », car il l’accuse d’être à l’origine du coup manqué.
Ces enquêtes ont jusqu’à présent entrainé l’emprisonnement de quelque 100.000 personnes, dont des juges, des procureurs, des avocats, des médecins, des universitaires, des enseignants et des gens ordinaires de tous horizons.
Les tribunaux turcs ont décidé de manière systématique d’arrêter et de condamner les individus à des longues peines de prison sur la base des preuves non pertinentes, voire absurdes telles que des comptes bancaires, le téléchargement d’une certaine application de messagerie (qui était disponible gratuitement sur l’AppStore), des abonnements à certains journaux ou l’appartenance à des syndicats censés être affiliés à Gülen.
En outre, une série de décrets-lois promulgués par le gouvernement ont entrainé le licenciement sommaire de quelques 130.000 employés du secteur public.
La répression ne s’arrête pas là. Ces dernières années ont été marquées par le retour de l’une des traditions les plus infâmes de la Turquie : torture en détention.
Le pays a déjà une histoire notoire avec cette pratique méprisable qui a été largement utilisée contre les détenus kurdes dans les années 90.
Pourtant, la situation s’était relativement améliorée au début des années 2000, dans un contexte où la Turquie faisait des progrès dans sa tentative de devenir membre de l’Union européenne.
La tentative de coup d’état, cependant, est survenue dans un atmosphère loin de celui-là, à une époque où l’adhésion de la Turquie était complètement hors de question et le gouvernement d’Erdogan avait abandonné toute prétention à embrasser les valeurs européennes.
Au cours de l’état d’urgence et par la suite, de nombreuses allégations de torture contre des détenus ont été dénoncées par les groupes de défense des droits humains en Turquie et ailleurs.
En fin de 2016, Nils Melzer, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture et autres peines ou traitements cruels, a publié une déclaration faisant suite à une visite en Turquie. Le rapporteur condamnait la torture massive infligée aux détenus et appelait le gouvernement turc à prendre des mesures visant pour y mettre fin.
Toutefois les allégations n’ont jamais cessé d’affluer de partout au pays. Rien qu’en 2019, le barreau d’Ankara a publié deux rapports sur la torture et les mauvais traitements infligés à d’anciens employés du secteur public en détention.
À cela s’ajoutent près de 30 cas de disparition forcée, dont plusieurs fonctionnaires purgés, survenus depuis juillet 2016. Certains de ces disparus ont mystérieusement réapparu plusieurs mois plus tard sous garde à vue. Les membres de famille ont signalé une perte de poids importante, un affaiblissement de la santé physique et psychologique ainsi qu’un refus catégorique de poursuivre leurs cas auprès des tribunaux internationaux.
En novembre 2019, la RTBF a publié un rapport sur ces évaporations énigmatiques. Le rapport a cité des défenseurs turcs des droits humains qui affirmaient que les disparitions étaient l’œuvre d’une « unité » au sein des services de sécurité qui les remet ensuite à la police.
Le caractèr défectueux de l’appareil judiciaire du pays a joué un rôle central dans tous ces abus ainsi que l’impunité qui lui permet de se perpétuer. Le système a connu une turbulence presqu’inégalée dans les cinq dernières années, comme en ont témoigné plusieurs publications.
En 2015, la Commission de Venise a signalé l’ingérence croissante du gouvernement turc dans le système judiciaire.
L’année suivante, la Commission internationale de juristes (ICJ) a déclarée que le problème profond de l’influence indue de l’exécutif ou d’autres intérêts politiques sur le système judiciaire turc « avait atteint de nouveaux niveaux de gravité » après 2014.
En avril 2017, la Turquie a organisé un référendum populaire alors que le gouvernement continuait à exercer les vastes pouvoirs de censure accordés par l’état d’urgence. Le scrutin a abouti à l’approbation d’une série d’amendements à la Constitution du pays. La Commission de Venise a déclaré que les amendements affaiblissaient encore le système judiciaire turc et renforçaient le contrôle exécutif sur celui-ci.
La Turquie est classée 103esur 137 pays en matière d’indépendance judiciaire, selon le Rapport sur la compétitivité mondiale (Global Competitiveness Report) de 2017–2018, publié par le Forum économique mondial (WEF).
Dans « l’indice de l’état de droit » de 2019, publié par le World Justice Project, le pays s’est placé au 109erang sur 126 pays, même en dessous de la Chine, de la Russie et de l’Iran.
Malgré tous ces indicateurs reconnaissant l’effondrement complet du système judiciaire de la Turquie, la Cour EDH a maintenu son refus de traiter les plaintes individuelles des victimes de la purge en Turquie, en particulier celles d’anciens fonctionnaires limogés par les décrets-lois.
La cour continue d’exiger que les plaignants épuisent les recours internes avant d’amener leurs cas à Strasbourg, ce qui signifie que ces derniers devraient être examinés par une commission ad hoc mise en place en janvier 2017 par le gouvernement afin d’examiner les plaintes individuelles émanant des pratiques de l’état d’urgence.
Cette commission a fait l’objet de nombreuses critiques de plusieurs observateurs.
Human Rights Watch dans son Rapport Mondial de 2018 a noté que la commission « manquait d’indépendance puisque sept de ses membres sont nommés par les mêmes autorités responsables pour les licenciements. »
Kerem Altıparmak, éminent spécialiste des droits humains a écrit un article expliquant les raisons pour lesquelles la commission ne se conforme pas aux normes juridiques internationales et appelant la Cour EDH à rendre son jugement sans attendre les travaux de la commission.
En mars 2018, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a publié un rapport dans lequel il a conclu que la commission « ne peut pas être considérée comme un organisme indépendant garantissant le plein respect du procès équitable. »
Quelques mois plus tard, un autre rapport par Amnesty International a critiqué le fonctionnement de la commission et a noté l’absence d’une réelle indépendance institutionnelle ainsi que la longueur des procédures d’examen.
Pendant ce temps, les personnes concernées n’ont pas le droit de travailler dans le secteur public, leurs comptes bancaires sont gelés et leurs passeports restent confisqués. Certains n’ont pas accès à leurs professions, même dans le secteur privé.
Jusqu’à présent, la commission n’a réintégré que 9.600 personnes, soit moins de 10% des cas examinés.
C’était dans ce contexte que la Belgique, en phase avec plusieurs autres gouvernements occidentaux, ont souligné le problème à l’occasion de l’Examen à l’ONU.
Dans ce tableau sombre pour les licenciés, qui a été décrite par Amnesty comme « purgés au-delà du retour, » une lueur d’espoir est apparue le 31 janvier quand 28 membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont demandé à la Commission de Venise d’examiner l’efficacité des recours internes en Turquie.
Je fais partie de ces milliers d’anciens fonctionnaires. Beaucoup de mes amis sont actuellement derrière les barreaux. Certains de mes anciens collègues ont été exposés à la torture visant à leur extorquer des aveux forcés. J’ai dû entreprendre un voyage périlleux afin de fuir le pays tandis que de nombreux autres, dont enfants, sont morts dans la même tentative.
C’est pourquoi je veux adresser mes plus sincères remerciements à ces 28 parlementaires et demander à la Commission de Venise de reconnaître l’absence totale de l’accès à la justice en Turquie.